Le Cinéma de mon père, film2 : Une époque formidable, Gérard Jugnot, 1991


"ça, ça me fait rire, ça"

Mon père ne se lassait jamais de ce film et il ponctuait toujours son visionnage de cette phrase. On se moquait même un peu, on comprenait pas trop pourquoi CE film. Je crois qu'on peut dire que c'était sa comédie préférée.
Le film raconte l'histoire de Michel Berthier, cadre moyen qui se fait virer et va se retrouver à la rue. Il rencontre alors un trio de SDF avec lequel il va faire un bout de chemin.

J'avoue que j'avais un peu peur en lançant le film. Après avoir revu certaines comédies du Splendid qui me faisaient marrer gamin, je m'étais rendu compte que c'était souvent un humour assez méchant, voire méprisant, rarement du côté de ceux qui souffrent. Du coup, Jugnot qui fait un film avec des clodos, il y avait de quoi flipper un peu.
Bon eh bien, j'ai eu raison de faire confiance à mes souvenirs, à Gérard (qui fait quand-même partie des plus sympathiques parmi les splendidos), et au paternel surtout.
Force est de constater que le regard et le ton de Jugnot sont toujours justes, il réussit un film vraiment bienveillant, humaniste.
Tout en gardant l'efficacité typique de son style : les répliques claquent, avec le bon rythme, une certaine tendresse, juste assez de cruauté ("T'es un killer, Berthier!").


Ils avaient piqué la mobylette du frangin pour les besoins du film

Le Toubib, Crayons, et Mimosa

Ainsi donc, le film s'appuie sur ses dialogues (dans la grande tradition de la comédie populaire française), mais aussi sur son quatuor de personnages principaux, parfaitement castés, justes. Jugnot lui-même se donne le rôle de Berthier, ce type un peu moyen, un peu con, un peu lâche qui va, au fur et à mesure du film, se rééduquer à l'Autre. 

Mais c'est surtout le trio de SDF qu'il va rencontrer qui tient le film. 
Il y a Mimosa, le colosse, avec sa rage enfantine, campé par un superbe Chick Ortega (une sacré tronche des 90s, vue aussi chez Jeunet & Caro). Il y a ensuite "Crayons", interprété par Ticky Holgado : une autre tronche - et voix - du cinoche français. Il est ici sur un registre habituel mais il a rarement je pense été aussi émouvant avec sa loyauté jusqu'à l'excès ("Oh, moi c'est vous, toubib").
Et enfin, bien sûr, "le toubib", porté par un très intense Bohringer, jamais loin du cabotinage mais ici parfait : orateur plein de verve, enragé, qu'on sent toujours à la limite d'exploser. Le toubib c'est la colère rentrée, quand il explose on explose avec lui. C'est aussi le chef, avec ce que ça implique d'ambiguïté.

La force du film c'est de donner à ces types des moments de grâce inattendus, à l'image de ce pas de flamenco de Mimosa venant d'arracher l'autoradio des journalistes, salué par la foule. Une certaine poésie qui tient miraculeusement en équilibre. Et en même temps, Jugnot ne triche pas : on ne nous cachera pas que la capacité de ces bonhommes à survivre dans la rue passe par l'arnaque, voire la violence. C'est l'autre piège évité, celui de l'angélisme, dans lequel on aurait pu voir tomber le film.

"ça, ça me fait rire, ça"
Je crois pas me tromper en disant que rares étaient, en fait, les comédies qu'aimaient vraiment mon père. Dans cette phrase il y avait cette manière de distinguer celle-ci des autres. Peut-être parce qu'elle n'était pas seulement drôle, qu'elle charriait aussi des valeurs dans lesquelles il se reconnaissait. Alors forcément, lui, les conneries des ZAZ que je matais en boucle (et que j'adore toujours), ou l'absurdité quasi abstraite des Monty Python que kiffait mon frère, ça lui parlait moins.
Mais là, il faut bien le dire, il y autre chose, d'à la fois désespéré et enjoué, une célébration de l'amitié, qui m'est fort sympathique.

"ça, ça me fait rire, ça"
Moi aussi Papa.

Grâce à Dieu, François Ozon, 2019


Les films de François Ozon me laissent habituellement froid (ou m'énervent, c'est selon). "Grâce à Dieu" est donc une belle surprise pour moi.
Le sujet (la libération de la parole des victimes d'un prêtre pédophile) avait de quoi effrayer.
Pourtant, Ozon parvient non seulement à éviter les écueils attendus, mais à étendre le cadre du film d'enquête/procès, à la différence du réussi mais etriqué "Spotlight", sur un thème un peu similaire.


Les écueils évités.
Tout d'abord il évacue assez vite la question de la véracité des témoignages des victimes. En effet, le prêtre incriminé avoue dès la première entrevue avec Alexandre, la première de ses victimes à se manifester. On comprend assez vite aussi que les faits étaient connus d'autres adultes. On évite ainsi un suspense un peu foireux, et on décale la question de l'individu vers une problématique plus politique : celle de l'institution, de la communauté. L'autre peur que l'on pourrait avoir serait de voir Ozon verser dans la provoc facile, on redoute les scènes de flashback. Pourtant, il désamorce presque à l'avance ces séquences : elles sont toujours précédées d'un témoignage oral (ou une lettre), comme si la parole faisait renaître le souvenir. C'est une très belle idée, qui permet aussi d'éviter un suspense un peu dégueulasse, et la tentation du "plan choc".


La parole libérée.
Le nom de l'association de victimes "la parole libérée" implique qu'elle a été prisonnière. C'est là que le côté un peu méchant d'Ozon sert véritablement le film, créant une belle complexité à travers les faiblesses de ses personnages (les parents, mais aussi - c'est très osé - les victimes). Il s'agit de s'interroger sur nos arrangements avec nos souvenirs, nos oublis volontaires ou non. Il ne s'agit bien sûr pas de remettre en cause les témoignages des victimes (heureusement), puisque le prêtre avoue, mais plutôt de la manière dont leurs proches ont agi dans le passé, et comment se replonger dans ces souvenirs réécrit leurs relations, recrée des rancœurs (la terrible relation fraternelle du personnage interprété par un génial Ménochet).

Trois héros.
Un parti-pris permet cette complexité : celui de confier le rôle de protagoniste à trois personnages très différents successivement, faisant évoluer le rythme et le ton du film, et permettant de faire de ces victimes des individus à part entière. Une première partie très littéraire, presque policée, comme Alexandre. Une deuxième partie énergique, plutôt cash, et drôle comme François. Et une dernière partie tragique, volcanique comme Emmanuel.

On en arrive à un des problèmes du film : le traitement réservé aux personnages féminins. Les femmes sont jalouses, les mères sont possessives mais trop soucieuses de leur image dans la communauté. La seule qui semble trouver grâce à ses yeux (la femme d'Alexandre) est celle qui se tait et s'efface devant son mari. Mais surtout, il y a cette violence d'Emmanuel envers sa petite amie, et le fait qu'Ozon semble presque l'excuser. Cet accès de violence a néanmoins (involontairement?) une vertu : celle d'amener, là aussi, une complexité finalement bienvenue, les victimes pouvant aussi, à leur tour, se changer en bourreau.
Ces crises de jalousie introduisent aussi la question (difficile) du rapport entretenu avec les médias, de la place accordée à la parole de chacun, voire (et c'est très dur) du plaisir éventuellement éprouvé d'être courtisé, ou, du moins, de s'épancher. Les questions posées font de ces personnages des humains, avec leur défauts, et sans qu'Ozon fasse preuve de trop de froideur.
Car cette complexité n'empêche jamais l'émotion de déferler, et de manière souvent inattendue. 
Mais surtout, le film laisse une trace, des séquences reviennent, il se livre aussi "à retardement". C'est rare et précieux.

Le Cinéma de mon père, film1 : L'Evadé d'Alcatraz

En hommage à mon père, j'inaugure un nouveau type d'articles sur des films qu'il aimait, ou qui me font penser à lui. On commence avec un excellent Don Siegel !

L'Evadé d'Alcatraz, Don Siegel, 1979.


Ce film est un véritable souvenir de famille. Nous l'avions regardé ensemble, en VF, et une de ses répliques était devenue rituelle (pas la meilleure !) : "C'est parce que t'es con, Morris", réplique qui a longtemps été mon unique réponse au moindre "Pourquoi ?" familial.

Pourquoi mon père l'aimait-il tant ? - "Parce que t'es con, Morris". En fait, je crois qu'il a toujours bien aimé les films de prison, peut-être parce que son père avait été prisonnier pendant la guerre. J'aurais d'ailleurs pu choisir "La Grande Évasion", avec Steve Mc Queen, qu'il adorait aussi, mais je le connais moins. Je pense que dans ces films, c'est plus le ressort dramatique de la lutte contre l'injustice que celui de la lutte pour la liberté qui le fascinait (même si, en fait, c'est lié). Ses rares et saines colères s'exprimaient lorsqu'il ressentait ce sentiment d'injustice.

Dans l'Evadé d'Alcatraz en particulier, c'est un directeur de prison sadique qui incarne cette injustice, comme un symbole du système carcéral en général, impitoyable, à l'image du mythe Alcatraz.

Faire jouer le rôle du directeur de prison à l'interprète du "Prisonnier", hihihi.
Evidemment, la fascination pour le film passe aussi par Eastwood. Son interprétation de Morris, son calme, son avarice de mots, sa résistance à l'autorité, son respect pour ses camarades suscitait forcément plus l'admiration de mon père que celle de Dirty Harry ou du personnage de la trilogie du Dollar : plus bavards, plus cyniques, plus individualistes : ils lui ressemblaient moins. 

Et puis il y a la mise en scène de Don Siegel, qui, lorsqu'on revoit le film, frappe par sa précision, sa sécheresse, son absence de chichis. Elle se marie de superbe manière avec le mutisme de Morris dans sa longue ouverture muette, magnifique séquence qui en quelques minutes, avare d'effets mais toujours percutante, est d'une puissance narrative folle et exploite à merveille le décor incroyable qu'offre le rocher : le film y est en bonne partie filmé, ou reproduit (Visiter Alcatraz, c'est d'ailleurs replonger dans le film - l'histoire de Morris y est racontée).

"Porter un bonnet ? Tu me prends pour qui, connard? Un des sept nains ?"
Peu de mots, peu d'effets de manche, mais de l'action, en accord avec des convictions : ce film ne pouvait que plaire à mon père. Et il me plaît beaucoup aussi !