Le match de la peur : Clouzot VS Friedkin


Pour les deux films il y a d'abord un scénario diabolique, construit autour du pitch suivant : quatre hommes embarquent à bord de deux camions chargés de nitroglycérine qu'ils doivent transpoter jusqu'à un pipeline en flammes, sur une route en mauvais état. Au moindre choc, tout pète!

Le Salaire de la Peur, Henri-Georges Clouzot, 1953

A mettre au crédit de Montand : il parvient à avoir une certaine classe tout en portant un combo bandana-espadrilles particulièrement ingrat. Chapeau!

Le film commence comme un film de prison. Le village sud-américain où débute l'histoire est présenté comme une prison à ciel ouvert, un cul-de-sac ("2 francs pour y aller, 2000$ pour en revenir"). La mise en scène de Clouzot excelle à rendre réelle cette prison grâce à des détails, comme la multitude de langues parlée par les personnages, la chaleur écrasante et la saleté. L'élément déclencheur (l'arrivée d'un nouveau personnage de caïd) est aussi très typique d'un film de prison.
Un superbe montage en ellipses successives nous montre d'ailleurs le personnage d'Yves Montand énumérant les maigres possibilités d'évasion au nouvel arrivant. Figure de style étonnante et moderne, cassure dans la vraisemblance, qui montre le temps s'écouler sans briser la continuité d'un monologue. C'est aussi dans le western que puise le film, avec son saloon, ses rocking-chairs, etc...


Le format 4/3 se prête à merveille à tous les plans claustros dans le camion

Cette exposition, que certains trouvent longuette, je la trouve parfaite : le décor doit être planté pour qu'on comprenne pourquoi ces hommes risquent leur vie pour 2000$! Une fois à bord des camions, un autre film commence, et un putain de film. Clouzot exploite à merveille les péripéties qui jalonnent le parcours, par une mise en scène pleine de suspense, au plus près des hommes, dont on partage le calvaire les nerfs à vif. La lenteur avec laquelle les héros doivent parcourir certains obstacles, naturellement porteuse de suspense, est magnifiée par la mise en scène ( des gros plans sur les roues ou sur des pièces mécaniques se délitant ) et l'utilisation du son. Le chant des cigales, entêtant, crée un tic-tac lancinant lorsque Bimba fait couler de la nitro dans un trou creusé dans un rocher. 

Une autre séquence absolument géniale crée un moment intense, lorsque le camion de tête est forcé de rouler très lentement, ignorant que le camion qui suit arrive à pleine vitesse, sans pouvoir ralentir. Ce montage alterné diabolique est encore un moment parfait de tension, créant le suspense par l'opposition de deux corps en mouvement, un grand moment de cinéma d'action.



Dans sa dernière partie, le film devient presque abstrait et crée des plans très marquants, presque métaphysiques, comme cet homme s'enfonçant peu à peu dans une mare de pétrole, ou cette image d'un Montand hébété avançant vers les flammes.
Terminant sur un montage alterné démoniaque (peut-être un peu de trop), ultime poussée de puissante dramaturgie, le film nous garde sous tension un moment après le mot fin...


Le Convoi de la Peur (Sorcerer), William Friedkin, 1977

Lorsque Friedkin filme un mariage, la mariée arbore un cocard

Il fallait bien un cinglé comme Friedkin pour remaker ( Ah, le verbe dégueulasse ) ce film. Le film de Friedkin commence différemment. En effet, alors que le film de Clouzot commençait directement dans le village, Sorcerer commence par nous montrer ce qui a amené les personnages dans ce village. 
Ces 3 personnages, Friedkin ne fera rien pour nous les rendre sympathiques : ils ont tous commis une faute (Un braquage, un attentat, une escroquerie).



Le village prend donc des allures de purgatoire, les personnages ne vont pas agir "que" pour s'en sortir mais aussi tenter d'expier cette faute, de trouver la rédemption.
Le film de Friedkin est plus organique, plein de sueur et de sang, dans cette première partie. L'argent, le pétrole et le sang sont étroitement liés. Lorsque la révolte qui amène l'accident du pipeline éclate, elle est d'une grande violence, comme inéluctable. Puis les hommes montent dans les camions et un autre film commence (je vous l'ai déjà faite celle-là non?)


Cette séquence est tout simplement incroyable!

Ce qui fait du film un excellent remake, c'est l'ambiance radicalement différente que parvient à y insuffler son auteur dans cette deuxième partie. Cette ambiance est typique de Friedkin : une présence maléfique et ricanante plane, est présente partout : les camions de face semblent afficher un visage grimaçant. Au moment de traverser un pont de lianes branlant, le vent et la pluie se déchaînent. Le sifflement du vent, c'est le souffle mortel d'un sorcier, faisant danser le camion sur le pont. La musique de Tangerine Dream, elle aussi, participe à créer cette ambiance étrange. L'humidité et le vert profond de la jungle étouffante, vivante et presque personnifiée, remplacent la chaleur sèche du Clouzot,  nous plongent dans la folie.

La démence atteindra son point d'orgue dans un paysage désolé, avec lequel se fond le visage de fantôme dément du héros, alors que retentit un rire sinistre... Je vous spoilerai pas la fin, légèrement différente de celle du Clouzot, et typiquement Friedkinienne...


Alors, qui gagne?

Là c'est chaud, on a affaire selon moi à deux grands films. Mais plusieurs éléments font pencher la balance pour le Friedkin : 
1. Je commence à passer pour un vieux con à force de toujours préférer les vieux films à leurs remakes, alors que je suis pas vieux, et juste un peu con.
2. Les acteurs : j'aime beaucoup Roy Sheider et Cremer dans ce film.
3. Je préfère légèrement l'ambiance humide, fantastique et vénéneuse de Sorcerer, sa violence plus crue, son style plus direct.

Les précédents matches :
True Grit, Coen Bros VS Hathaway
Le Village des damnés, Carpenter VS Rilla

Sur Friedkin : 
French Connection

11 commentaires :

  1. Pour le prochain 'match', on peut suggérer "Les Diaboliques" contre "Sueurs froides" ou le "Lolita" de Kubrick contre celui de Lyne (beau thème de Morricone) ; encore plus pervers (?) : "M le maudit" de Lang contre son remake par Losey (et sa relecture par Friedkin dans l'éprouvant "Sang du châtiment")...

    http://lemiroirdesfantomes.blogspot.fr/2014/07/le-convoi-de-la-peur-le-cercle-rouge.html?view=magazine
    http://lemiroirdesfantomes.blogspot.fr/2014/07/requiem-pour-un-massacre-la-musique_7.html?view=magazine

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  2. Ah oui, moi aussi, le Friedkin. Mais alors, sans AUCU-AUCU-AUCUNE hésitation !
    Il y a encore des gens pour aimer le cinéma pesant, con, complaisant, réac, narcissique, tortionnaire, bref, poussiéreux , nauséabond, et inregardable, de Clouzot ??????
    Un mec qui se fait appeler Henri-Georges dans la longueur, franchement, ne peut pas être tout-à-fait humain...

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    1. Hahaha, Roy Bean, on peut compter sur vous pour mettre l'ambiance.
      Je connais pas Clouzot, mais le Salaire de la Peur à la revoyure ça tient quand même carrément la route (ha.ha.ha.)
      Si j'y vois quelque chose de réac, c'est la manière dont est traité le personnage féminin, assez... embarrassante dirons-nous, j'ai oublié d'en parler tiens. Mais y'a des plans qui puent un peu, oui.
      J'aime pas trop la toute fin aussi, un peu moralisatrice.
      M'enfin j'étais surpris en le revoyant d'être tout tendu devant. Alors du coup bon ben voilà.

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  3. Peux pas m'empêcher. Faudrait me taper sur les doigts... On est à l'ouest du Pecos ou on ne l'est pas !
    Pour en revenir à Clouzot... S'il était réac et gros con mal embouché uniquement dans ses films, on pourrait se contenter de les mettre aux oubliettes.
    Mais non, il était aussi comme ça dans la vraie vie. Elisabeth Wiener raconte les tortures mentales qu'il lui a fait subir pendant le tournage de "La Prisonnière". Un sale mec, vraiment.
    Et pour accoucher de quoi ? De films médiocres et prétentiards en plus.

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  4. Glissons sur le sens de la mesure légendaire de Roy Bean, qui n'a de fayot que le nom!

    J'ai un très bon (et très vieux) souvenir du Clouzot, mais ce Sorcerer me tente de plus en plus, merci, pour le rappel, jeune viking.

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    1. Combattre le mal par le mal disait ma mère-grand.
      Si le souvenir est vieux, il faut l'éradiquer par une nouvelle vision.
      Tu verras, Bâtard de Gauche, que ce film ne vaut pas tripette et surtout pas de quoi faire des cauchemars !
      Moi, c'est pas ce torchon qui me fiche la trouille en voiture, c'est le souvenir du parebrise plein de pluie de Janet Leigh quand elle arrive dans la nuit au Bates's Motel.... ç'a une autre gueule que le Henri-Georges, non ?
      ç

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    2. Oui m'enfin, si on commence à comparer à Psychose hein... Le Friedkin risque de prendre cher aussi! :-)

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  5. Ah putain, on peut pas éditer.
    J'ajoute que comme toujours je mesure aussi l'impact d'un film au fait que j'y pense des années plus tard. Ici, ce salaire de la peur resurgit chaque fois que des précautions de transport s'imposent (même pour un verre d'eau), que les conditions de conduite sont mauvaises, ...
    J'ai dû être traumatisé par ce film, enfant.

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    1. Oui, y'a un truc cool à un moment, un mec se roule une clope et pfiou! le tabac s'envole de sa feuille. Puis on voit un nuage de fumée et on comprend que le tabac a été soufflé par l'explosion. Quand j'ai vu le plan, d'un coup, j'avais 12 ans. Ca m'avait marqué. C'est marrant ces trucs à la con qui marquent. Comme le verre d'eau dans Jurassic Park.

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  6. Je l'ai revu avec les nains (ils me détestent à cause de la fin, et peut-être aussi à cause du début polyglotte et sans sous-titres).
    Je persiste à trouver que c'est un très bon film d'aventures familial, avec de bonnes idées comme ces silhouettes noires dans le pétrole, le saut de Montand en contre-plongée (qu'on verra par la suite dans tous les films d'action), la gestion de l'écart entre les camions, avec le raccourcissement des plans, et surtout effectivement le coup de la clope: souffle, éclair, détonation se succèdent en un montage très court qui génère de la sidération.
    La nostalgie est bien gérée aussi, avec ce dérisoire ticket de métro qui devient précieux dans ce trou à rats où ils moisissent.

    Il y a bien sûr des lourdeurs : l'inversion de la domination entre Mario et Jo est un peu grossière, et tourne à la domination de Montand sur Vanel. Le colonialisme-racisme est présent, et la place des femmes ben y'en a pas, mais tout ça est peut-être lié à l'époque. Toujours dans la catégorie Mad Men awards, on notera qu'on confie une tonne de nitro à des mecs qui viennent de s'arsouiller au whisky et qui clopent comme des cons près des jerrycans de nitro.


    Ma micro-critique: Luigi et Mario contre la nitro.

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    1. Ah! Putain, j'ai oublié de faire la blague sur Luigi et Mario dans ma bafouille. Impardonnable.
      Je suis d'accord avec toi sur les qualités et les lourdeurs. Sur la place des femmes, ce n'est pas trop la place qu'elles occupent(=aucune) qui est embêtant (c'est le cas dans le Friedkin), c'est plutôt que Clouzot a l'air de trouver ça cool. Ce plan atroce où elle se frotte à quatre pattes contre la main de Montand comme un chat heu.....
      Haha, j'aime bien la formule "Mad Men awards"!

      Evite le remake avec les nains par contre, y'a de la viande et c'est plus flippant.

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